sur le même site :
Vers un gros cerveau ?
La femme de Flores
Iconographie de la double hélice
  1. Les raisons d'un succès
  2. Une erreur scientifique
  3. Références et bibliographie

Bien peu de scientifiques seraient prêts à admettre que les images ont un contenu idéologique intrinsèque. (...) Bon nombre nos illustrations matérialisent des concepts, tout en prétendant n'être que des descriptions neutres de la nature. Ce type d'image est le plus puissant agent de maintien de la conformité intellectuelle, puisque faire passer des idées pour des descriptions conduit à mettre le signe égal entre ce qui n'est qu'hypothèse et ce qui est fait objectif. Autrement dit, des manières de se représenter le monde se retrouvent transformées en prétendues données objectives de la nature. Des conjectures deviennent des choses.

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La marche du progrès d'après Rudy Zallinger reproduite dans Stephen Jay Gould. 1991. La vie est belle. Editions du Seuil p.25

L'illustration ci-dessus accompagnait le texte de Stephen Jay Gould sur le rôle des images cité plus haut: l'idée d'un progrès continu au cours de l'évolution biologique est dénoncée depuis longtemps par de nombreux scientifiques (Stepen Jay Glould au premier rang d'entre eux, mais on en trouve plus que des prémices chez Charles Darwin lui même).

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La version originale de la marche du progrès
© Rudy Zallinger in Howell C. 1965. Early Man. Time Life.
L'image due à Rudy Zallinger apparait en 1965 dans la série d'ouvrages encyclopédique publiée par Time Life qui se fait remarquer par son illustration très travaillée. L'image a connu un extraordinaire succès qui se manifeste dans ses nombreuses parodies, caricatures ou pastiches. Ce succès n'a guère d'équivalent en biologie que l'icône de la double hélice.

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Une version féminine de la marche du progrès
© Eduardo Saiz.
Un pastiche, version africaine et féminine (on ne voit pas pourquoi la marche du progrès serait réservée à l'homme).

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L'évolution de l'homme et celle de la femme, dessin de Mike Peters
© Dayton Daily News, 1980.
De multiples parodies sont produites comme celle ci-contre citée par Stephen Jay Gould. La version est cette fois plus féministe que féminine (à moins qu'elle n'apparaisse comme méprisante).

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Un titre provocateur
© Alf, vers 2010.
Pour me rattraper une vraie version féministe utilisée par Edwige Khaznadar pour une étude sur la représentation du mot homme (mais Homme aurait du être utilisé dans le dessin).

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Surrealism
© collectif Maentis, 2013.
Stephen Jay Gould aurait sans doute aimé celui-là (intitulé Surréalisme).

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The Story of Man,
© The Economist, 24 décembre 2005
La marche du progrès est devenue suffisamment universelle pour être utilisée par la presse. L'idéologie du progrès est ici accentuée par la présence de l'escalier.

Un élément nouveau (parfois contradictoire) est souvent ajouté en point d'orgue de la série, les possibilités sont illimitées; le bonnet de Noël porté par la femme s'explique par la date de parution.

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Donald Trump à contre-courant,
© Libération, 12 février 2017
Et cette réutilisation n'est pas près de s'arrêter: dessin publié à l'occasion des marches pour la science organisées aux Etats-Unis et en Europe pour dénoncer l'attitude anti-scientifique (créationniste, climatosceptique et anti-écologique) du président américain Donald Trump.

L'illustration est à prendre au second degré, mais il n'est pas sûr que beaucoup de lecteurs la prennent ainsi. Il est alors un peu triste de voir dénoncer une attitude anti-scientifique par un dessin qui véhicule lui-même une idée fausse.

musée d'histoire naturelle de Genève
L'hominisation, musée d'histoire naturelle de Genève
© Creative commons (Attribution: Michel Racine, pas d'utilisation commerciale).
Même le musée d'Histoire naturelle de Genève qui se distingue habituellement par la grande qualité didactique de ses présentations et leur perfection artistique se laisse emporter par le "consensus" dans ce pastiche. Seul un petit texte (peut-être ajouté après coup sous le titre Hominisation) avertit: «Ces silhouettes ne sont pas l'image d'une filiation continue»; oui, mais alors que voudrait-on représenter ?

musée d'histoire naturelle de Genève
L'hominisation, un progrès ? in La longue Marche d'Homo sapiens, 2005, Ellipses
© Gilles Macagno.
Cette image de Gilles Macagno détourne plusieurs représentations inconiques: celle de la marche et celle contradictoire de l'interdiction de stationner.

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A la découverte de nos ancêtres, in La longue Marche d'Homo sapiens, 2005, Ellipses
© Gilles Macagno.
Un contre exemple par le même auteur montre la difficulté d'une représentation qui ne véhiculerait pas d'idées cachées: les positions variées des personnages évitent l'interpellation directe du lecteur que représente le face à face sans créer la continuité induite par une représentation systématique de côté; la lecture de l'image se fait à la fois du bas vers le haut (des personnages vers leur crâne, ce qui tente de représenter une filiation) et plus classiquement de droite à gauche (l'échelle du temps).

Cette illustration est plus complexe et plus difficile à lire que la représentation "canonique" de la marche du progrès, celle de la frise de Zallinger; elle en reprend l'intégralité (avec les "drapeaux - histogrammes" de la partie supérieure représentant la présence de chaque "espèce" au cours du temps), pourtant, seuls les lecteurs très avertis liront les perches de bambou comme une représentation des âges, les nombres indiquant des millions d'années avant le présent. Mais, si les tailles des corps sont proportionnées, leur croissance continue de gauche à droite restitue l'idée de progrès: c'est le propre d'une image iconique dont la signification cachée s'impose à l'esprit, même avec une représentation partielle.

Les raisons d'un succès


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Idée d'une échelle des êtres naturels, Charles Bonnet, 1745
Domaine public.
Pour Stephen Jay Gould la vision réconfortante de l'inévitabilité et de la supériorité de l'Homme que véhicule la représentation canonique de la marche du progrès est ancienne. Il cite des exemples au 18e siècle, mais on la trouve en fait déjà exposée par Aristote dans son Histoire des animaux. Elle va se retrouver formalisée dans La grande Chaine des êtres ou Scala naturae et se retrouve avec une dimension religieuse dans le concept de l'Echelle sainte qui rejoint elle-même le récit biblique de l'Echelle de Jacob.

Lorsqu'il réalise son dessin, Rudy Zallinger est sans doute inconscient de ce préjugé. Pourtant la représentation de côté renforce et oriente le sens de lecture (déjà dirigé par les proportions du dessin qui s'étend à l'horizontale) et crée une continuité entre les espèces (que le graphe situé au dessus n'efface pas ); l'idée de progrès est induite par l'augmentation de la taille des sujets (même si quelques uns font exception, la réduction de la taille est mineure et temporaire).

André Gunthert envisage quelques sources plus concrètes d'inspiration:

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Squelettes, dessin de Waterhouse Hawkins publié en 1863 dans le livre Evidence as to Man's Place in Nature de Thomas Huxley
Domaine public.

- la comparaison de squelettes de l'Homme et de Grands singes qui apparait dans un dessin de Waterhouse Hawkins publié en 1863 dans le livre Evidence as to Man's Place in Nature de Thomas Huxley; ce n'est pas la première comparaison de squelettes, mais ici la représentation concerne les singes et l'Homme; la vue de côté donne à l'image une dynamique et une distanciation que ne présenterait pas une comparaison de face. Et seul le Gibbon perturbe l'accroissement progressif de la taille (la légende précise que la représentation double la taille réelle; l'effet aurait été plus saisissant dans le cas contraire, mais peut-être Hawkins voulait-il l'éviter ?).

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Hans Baldung, Les sept âges de la femme, 1544, musée des Beaux-Arts, Leipzig
Domaine public.

- la représentation des âges de la vie (Hans Baldung, vers 1540, ou Edvard Munch, 1899)

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Marche de l'Homme, en blanc; chronophotographie (extrait); Etienne-Jules Marey, 1883
Domaine public.


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Marche d'un enfant (extrait); Eadweard Muybridge, 1887
Domaine public.

- les chronophotographies d'Etienne-Jules Marey) et d'Eadweard Muybridge; la dynamique est d'autant plus sensible que la forme rejoint ici le fond puisqu'il s'agit de photographier le mouvement; le fait que les personnages se déplacent de gauche à droite correspond à la culture occidentale et à la direction spontanée de lecture.

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Evolution comparée des organes génitaux externes et des caractères sexuels secondaires chez l'homme et la femme, fiche 12, Jean-Pierre Dirik, 1974, in Information sexuelle, niveau 1. Nathan, Paris. © Fernand Nathan.
Dans l'illustration ci-contre, sur le thème de la sexualisation (on retrouve l'idée d'âges de la vie), la dynamique créée par la marche est à nouveau exploitée. Le fait que les personnages se donnent la main génére aussi une idée de solidarité.

Le mur de Betheléem
Le mur de Betheléem. Auteur de la fresque: inconnu; auteur de la photographie: PalFest © Creative Commons.
Un autre exemple de la puissance de l'image iconique de la marche est cette fresque présente sur le mur séparant la Cisjordanie et Israel.

Références

 André Gunthert. 2009. Métamorphoses de l'évolution. Le récit d'une image.
Les documents graphiques correspondants sur  Flickr.

 Le fond Marey. Le fond Marey (Collège de France).

  Eadweard Muybridge; sur Wikimedia Commons.

Une erreur scientifique


Contrainement à l'illustration ci-dessus dans laquelle les artifices visuels n'entrent aucunement en conflit avec la vérité scientifique, la représentation de l'évolution humaine de Zallinger pose bien des problèmes; la faute principale (qui englobe toutes les autres) étant celle d'orienter l'évolution, un thème profondément ancré dans les cultures du Moyen-orient et de l'Occident et dans les trois religions du Livre. Nous l'avons déjà évoquée plus haut comme explication principale du succès de cette représentation devenue iconique.

Dans la plupart des versions qui suivent la représentation de Zallinger (et c'est le cas de l'extrait présent en haut de page), l'idée du progrès continu est crée par l'augmentation progressive et régulière de la taille des personnages que rien ne vient contredire. Il n'est alors même plus nécessaire de leur faire monter une échelle ou un escalier, comme dans l'Echelle sainte. En ce sens, ces versions sont plus des caricatures que des pastiches de Zallinger.

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Marche des Hominidés
Auteur inconnu.
Dans l'original, le Dryopithécus, l'Homme de Solo, de Rhodésie et de Néanderthal sont représentés plus petits que ceux qui les précèdent ou les suivent.

Supprimer l'accroissement régulier des tailles (en respectant les données scientifiques fournies par les fossiles) rompt l'idée de progrès; on trouve d'ailleurs sur l'Internet une version modifiée de l'illustration ci-contre dans laquelle Homo neanderthalensis à été "grossi" pour que sa taille s'aligne avec celle d'Homo sapiens !

Qu'il s'agisse de l'original ou de ses réinterprétations, l'autre idée qui se rattache à celle de l'évolution orientée est de faire de chaque personnage l'ancêtre de celui qui se trouve présenté à sa droite.

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Les ancêtres de l'Homme, illustration à but éducatif pour la jeunesse. Crédit: Le Petit quotidien, non daté.
Ici, la disposition sur un chemin en S fait perdre à l'image une partie de sa dynamique et favorise donc une prise de recul, mais malgré le texte qui évoque l'ancêtre commun aux Grands singes et à l'Homme, l'absence de représentation des Grands singes entretient l'idée d'une progression inévitable et régulière vers l'Homme. La bifurcation des chemins parcourus par l'Homme de Neanderthal et par l'Homme moderne évite de faire apparaitre Neanderthal comme notre ancêtre, mais l'idée reste pour tous les autres, hors Homo habilis n'est pas plus l'ancêtre d'Homo erectus que ce dernier n'est notre ancêtre (idem pour les Australopithèques).

Des lecteurs de l'image ont critiqué des détails supplémentaires comme la couleur de la peau qui s’éclaircit au cours du temps. Si certains indices peuvent laisser penser que Neanderthal avait la peau claire, ce n'est en aucun cas celui des premiers Hommes modernes, qui étaient des africains à la peau noire!

La liste des idées reçues (propres à la culture occidentale et souvent fausses) qui est révélée par ces illustrations est impressionnante.

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Stephen Jay Gould pouvait être d'autant plus irrité par les réinterprétations de l'illustration de Rudy Zallinger que la version placée en tête de cette page figure sur la couverture de la traduction hollandaise de son livre Les grandes Enigmes de la vie; «on ne me consulte pas pour l'illustration de couverture de mes traductions à l'étranger explique-t-il».

Hors Stepen Jay Gould n'a eu de cesse de défendre une idée non orientée de l'évolution qu'il nomme "diversification et décimation" et qui se trouve sans doute mieux illustrée par une autre image, celle de l'arbre; ce sera pour une autre page de ce site.

Références et bibliographie

Stephen Jay Gould. 1989. Wonderful Life. Norton & Company (1991. La Vie est belle. Le Seuil, Paris).

Pascal Picq. 2007. Lucy et l'obscurantisme. Odile Jacob.
Pascal Picq y dénonce l'idée d'évolution orientée (intelligent design), avatar du créationnisme.

↑ Evolutions. Une expo de Flickr.
 March from Monkey to Man. Un groupe de Flickr.
 L'évolution (et la décadence) de l'homme en 18 dessins !
 17 Satirical Illustrations That Show Why Humans Haven't Really Evolved !
 99 Steps of progress. Un travail collectif, sur le site Maentis (vers 2013); la production m'est apparue un peu limitée au niveau du graphisme mais extrêmement créative au niveau des idées.

Les images mentent ? (musée du vivant).
↑ Quentin Wheeler, Antonio G. Valdecasas, Cristina Cánovas. 2019. Evolution doesn't proceed in a straight line – so why draw it that way? . The Conversation.
Adresse de cette page: http://www.didac-tic.fr/concepts/evolution/march_of_progress/index.php